Depuis 10 ans médiapart « propose à un·e citoyen·ne d’être notre président·e de la République d’un soir, afin de rappeler que celle-ci nous appartient à toutes et tous. Pour 2021, à l’issue d’une année marquée par la pandémie, nous avons demandé à Yasmina Kettal, infirmière en Seine-Saint-Denis, de porter la voix des soignants et des premiers de corvée. »
Avec elle, L’institut vous souhaite des « vœux à volonté ».
Bonsoir à toutes et tous,
Si je suis la présidente d’un jour sur Mediapart, c’est avec la lourde responsabilité d’essayer de représenter les premiers de corvée. Celles et ceux dont certains ont découvert le caractère indispensable face à l’épidémie. Je parle des soignants, comme moi, infirmière en Seine-Saint-Denis, mais aussi tous les autres travailleuses et travailleurs de l’ombre, avec ou sans papiers, qu’ils soient livreurs, éboueurs, transporteurs, caissières, femmes de ménage et aides à domicile…
Je dois avouer qu’il n’a pas été très simple d’écrire les vœux d’une année qu’on aimerait pouvoir en grande partie effacer de notre mémoire. Pas simple non plus une nouvelle fois de s’exprimer sur une situation qu’on a inlassablement rabâchée.
Car oui, si ce virus est entré par effraction dans nos vies, il l’a malheureusement fait en validant le constat, porté pendant des mois par une mobilisation hospitalière sans précédent. Un mouvement dont le seul but était d’obtenir les moyens nécessaires pour vous soigner et qui redoutait la situation actuelle. Avoir fait face à autant d’aveuglement, d’entêtement et de mépris rend la situation plus cruelle encore. Si, année après année, chaque attaque contre l’hôpital a laissé des traces, le Covid, lui, a laissé derrière lui un cratère.
Je pourrais vous faire une liste de toutes les choses immondes vues et vécues durant cette crise mais aussi celles qui rythment notre quotidien depuis bien trop longtemps. Elle serait longue, elle parlerait des morts, de peurs, d’injustice, de fatigue et de larmes. Des situations où tout ne tient qu’à un fil où l’on nous a même nié le droit d’avoir des limites. Mais ai-je réellement besoin d’en passer par là pour vous faire comprendre ?
Je sais que pour certains d’entre vous le message s’est brouillé. Il y a eu un certain nombre d’experts en rien donnant un avis sur tout, mais aussi de la culpabilisation, de l’infantilisation, voire même des insultes. Pourtant, qui parmi nous n’a pas été un jour déstabilisé par ce virus ? D’autant plus lorsque la communication gouvernementale a été mensongère et désastreuse, et ses actions irresponsables et dangereuses.
Ce soir, vous entendrez l’autre Président user de tout un tas de superlatifs pour nous qualifier. Il dira probablement que c’est grâce à la mobilisation exceptionnelle des soignants que nous passons chaque cap. En un sens, c’est vrai, j’ai vu mes collègues se dépasser comme jamais. Pourtant pour beaucoup d’entre nous cela provoquera de l’amertume, voire même de la colère. Car cela s’est fait sur notre dos, notre sueur, nos larmes, notre santé. Il n’y a vraiment pas de quoi en être fier.
D’autant plus si ce n’est pas pour en tirer des leçons et finir par voter ces deux milliards d’euros d’économies supplémentaires à réaliser en 2021.
Alors pourquoi on accepte ? Le problème c’est qu’on n’accepte plus vraiment. Certaines d’entre nous, lassées de batailler dans le vide, finissent aussi par dire : « On se lève et on se casse. » En ce moment trouver des infirmières expérimentées, c’est comme chercher des FFP2 en mars. Il n’y en a pas. Qui pourrait les en blâmer ? Un système qui ne tient que par la culpabilité n’est pas viable éternellement.
Elle est là la réalité de nos hôpitaux.
Ce que je n’oublierai pas, c’est qu’en Seine-Saint-Denis, on y est mort plus qu’ailleurs et dans l’indifférence la plus totale. Justement parce qu’on y concentre les premiers de corvée, fragilisés par des maladies, des conditions de vie et un accès aux soins médiocres. Ces personnes qu’on a continué d’exposer au nom de la sauvegarde d’une économie dont nous ne sommes même pas les bénéficiaires.
Je n’oublierai pas non plus que votre première réaction fut de trouver des moyens d’exprimer votre solidarité. Mais, tout comme notre mouvement pour défendre l’hôpital, je suis désolée d’avoir à vous le dire, cela n’a pas suffi. D’ailleurs, une petite accalmie, elle, a suffi pour que l’autre Président, comme tant d’autres avant lui, nous reparle d’organisation et non de manque de moyens.
Si cette année s’achève avec une perspective de vaccin contre le Covid, où est celui contre les autres maux de nos sociétés qui nous rongent ? Le racisme, les violences policières, la chasse aux réfugiés, la pauvreté, les dérives autoritaires ? Le Covid ne doit pas être un prétexte à la restriction des libertés ou au reniement des promesses d’égalité. Au même titre que les autres enjeux climatiques, économiques ou sociétaux, la question de l’hôpital n’est pas indépendante de celle du monde dans lequel nous souhaitons vivre.
Nous sortons de cette année lassés et changés. Nous avons dû apprendre à vivre avec nos peurs et nos doutes. Mais cette année nous a aussi montré que, face au danger, la solidarité est vitale. Que face à l’injustice et aux mensonges, nous ne pouvons pas nous permettre de nous taire.
Je devais ici vous délivrer un message d’espoir mais je me garderai bien de tout pronostic pour l’année 2021, car c’est à nous de l’écrire. Si elle laisse entrevoir des aspects de plus en plus sombres, elle porte aussi en elle la nécessaire promesse d’un autre monde.
Alors, je nous souhaite de vivre ces moments où l’on relève la tête et où l’on peut sentir la force de l’énergie collective. Ce soir, mes collègues s’occupent des moins chanceux d’entre nous. Je nous souhaite de réussir à nous protéger les uns les autres, parce que nos vies en valent la peine. Surtout, je nous souhaite de connaître joie, rire, amour et santé.
Très belle année 2021 à vous. Courage et force à nous.