Trois questions à Frédéric Grimaud
Propos recueillis par Paul Devin

Standardisation du travail, surveillance de l’exécution des tâches, salaire au rendement…  Les principes « scientifiques » de la taylorisation reviennent à grands pas dans les conceptions actuelles du management public, quitte à le vider de tout sens.
Pourquoi avons-nous oublié si vite les grandes alertes de la sociologie de la seconde partie du XXème siècle, comme celles de Georges Friedmann, qui nous alertait sur la folie du « Travail en miettes » ?

Il y 100 ans aux USA, Frederick Winslow Taylor définissait effectivement ses « principes scientifiques d’organisation du travail » afin d’augmenter la productivité de l’industrie. Cette manière de rationaliser le travail s’est exportée outre-Atlantique dans les entreprises françaises, y compris dans la fonction publique dont les règles du Nouveau Management Public se sont abreuvées. La plupart des secteurs publics ont connu des réorganisations du travail sur ce modèle inspiré par les préceptes de Taylor et ses déclinaisons : lean management, reporting permanent, injonctions descendantes … Les premiers ont été les services que l’Etat voulait tout ou partie privatiser puis ce fut au tour des services publics qui, selon la doctrine libérale, ne pouvant être complètement privatisés, sont alors sommés de fonctionner comme une entreprise, avec des critères de performance, de rentabilité, de compétitivité … que le taylorisme est censé optimiser.
Une des grandes conséquences de la rationalisation du travail des agents est en effet la perte du sens de leur activité. La multiplication d’injonctions fermées, floues, contradictoires ou inatteignables, la distance accrue entre la définition de la tâche et le milieu de travail, l’importation de valeurs étrangères à celles de leur profession, ont fini par brouiller les repères et altérer le sens de l’activité. Or le travail est une expérience subjective et le sens que met le sujet dans son activité dépassent la finalité concrète de son travail et le rapport qu’il entretien avec le monde social. En donnant sens à son activité de travail, l’individu se réalise. Amputer son autonomie procédurale, l’empêcher de fabriquer ses propres normes, c’est le rendre malade.
C’est une des mises en garde qu’on peut tirer des écrits de Georges Friedmann il y a bientôt 70 ans. Au regard d’une analyse très fournie d’enquêtes de terrain, le sociologue constatait bien les conséquences de l’organisation scientifique du travail qui met l’activité humaine en miette et la vide de son sens. Et depuis le livre « le travail en miette » (1956), de nombreuses autres recherches en sociologie du travail, en psychologie ou en ergonomie, ont renforcé les conclusions de Friedmann et ont également montré que la qualité du travail fourni ne s’améliore pas mécaniquement lorsqu’on le rationalise. Concernant les services à la personne, les métiers du « care », voire les services publics en général, une organisation scientifique du travail à la Taylor a même une fâcheuse tendance à dégrader le service rendu à la population.
Malgré ces dégradations, depuis Friedmann et plus exactement depuis la fin des années 80, tout s’est accéléré. Le monde a changé et les avertissements du sociologue n’ont pas fait le poids face à des phénomènes de fond qui ont laminé l’organisation du travail dans les services publics. Les politiques économiques internationales impulsées par l’OMC et ses objectifs de réduction de la dette ainsi que la financiarisation de l’économie qui a soumis les managers eux-mêmes à pression du « chiffre » ont fait le lit des réformes libérales. L’arrivée concomitante du NMP qui a éloigné les cadres du travail réel et de l’essor du numérique qui tend à mettre l’humain au service de l’outil en ont également été un catalyseur. Tout cela, depuis Friedmann, a largement été documenté pour tout ce qui concerne le monde de l’entreprise privée ou les Services Publics. Le livre « enseignants, les nouveaux prolétaires » tente d’explorer ces phénomènes chez les professeur.es des écoles.

Face à de tels assauts contre leur profession, nous aurions pu penser que la culture professionnelle des enseignants fasse naître des résistances organisées et capables de contrecarrer les évolutions néolibérales. Or, les enseignant·es semblent souvent accepter ce sort d’asservissement progressif.
Y a-t-il au contraire des signes qui annoncent le surgissement d’une résistance ?

Avant de poser la question des capacités ou pas de résistance des enseignant.es, accordons-nous sur la force du taylorisme et sur le déploiement de réformes visant à éviter toute contestation de leur profession. L’ingénieur de Pennsylvanie avait pensé tout un cortège de stratégies, consignées dans ses manuels d’« organisation scientifique du travail », pour asseoir le pouvoir du prescripteur sur l’exécutant, dont le NMP n’a eu qu’à s’inspirer.  N’oublions pas non plus que nous sommes dans un contexte d’attaques massives contre les droits des travailleuses et des travailleurs et que les enseignant.es n’ont pas évité la pluie de régressions néolibérales qui s’est abattue sur leur métier ses 30 dernières années (droits syndicaux, instances paritaires …). Toutes ces offensives finissent par isoler le travailleur ou la travailleuse dans un rapport individuel et défavorable avec la hiérarchie.
Parallèlement, les stratégies pour convaincre les enseignant.es d’accepter les réformes, voire de s’y engager, sont puissantes et d’autant plus efficaces qu’elles ont été éprouvées dans de nombreux autres services publics auparavant. Par le biais d’une formation centrée sur la passation des bonnes pratiques, par la caporalisation de la chaîne de hiérarchie ou par l’éclatement des collectifs de travail, le NMP sait comment anesthésier les résistances avant même qu’elles n’émergent. Par ailleurs, les gouvernements successifs n’ont eu de cesse de raconter l’histoire d’une école qui va mal à cause de l’incompétence de ses agents, de faire le storytelling relayé par les médias d’une profession qu’il faudrait mettre au pas, creusant le fossé qui sépare les professeur.es des destinataires de leur activité. Et pour finir, l’administration a su se doter, nouvelles technologies aidant, d’un arsenal de contrôle et de punition des plus récalcitrant.es.  Il serait donc imprudent de penser les enseignant.s prompts à se laisser déposséder de leur métier comme on enlève sa sucette à un bébé. D’autant que lorsque le management moderne s’est senti dans une impasse, il a muté en jouant sur des ressors narcissiques et en intégrant des références « humanistes » à ses desseins. Les travaux de Danièle Linhart montrent comment cette « surhumanisation » du management est en réalité une manière sournoise de déprofessionnaliser les salarié.es et de les rendre acteurs et actrices de leur subordination. Ainsi on pourrait parfois penser que les enseignant.es s’enrôlent de leur propre volonté dans leur prolétarisation. Iels ne font en réalité que tomber dans les pièges que leur a tendu le nouveau management.
Mais malgré tout cela, malgré la puissance du taylorisme et de ses avatars et malgré les risques de répression, les poches de résistances sont nombreuses. Tout d’abord parce que, quelques soient les secteurs d’activité, le travail résiste et les salarié.es ne font jamais exactement ce qui est prescrit. Donc n’en déplaise à un Jean-Michel Blanquer qui voudrait imposer une méthode de lecture ou à un Gabriel Attal qui promulguerait des manuels labellisés, les enseignant.es dans leurs classes continueront de manœuvrer entre le travail prescrit et le réel de leur activité. Ensuite, l’histoire et la culture des professeur.es des écoles est robuste et nourrie d’une longue existence articulée avec celle de la République. Le métier de ces dernier.es a sédimenté les gestes, les attitudes, les valeurs, de milliers d’autres avant elles et eux et même si les attaques portées par la taylorisation sont rudes, il reste encore à même de porter des résistances. En outre, en 2024, la conscience de ce que ces attaques ont produit dans d’autres secteurs, comme à France Télécom par exemple, est désormais installée dans les représentations des enseignant.es. Elle est de plus alimentée par des syndicats porteurs de projets de société, par diverses associations d’éducation populaire et mouvements pédagogique, et également par une partie des chercheuse.es et des chercheurs en sciences de l’éducation qui ont développé un regard critique sur l’utilisation des neurosciences pour prescrire. Un.e prolétaire averti.e en vaut deux résistant.es.
Il y a donc bien des leviers de résistances à la prolétarisation du travail enseignant, l’existence de l’Institut de Recherches de la FSU en est un bel exemple. Ce qui manque peut-être, c’est un sursaut populaire pour défendre l’école à partir de la défense de l’autonomie procédurale des professeur.es des écoles.

Comment penser une éducation républicaine, capable de former un citoyen libre et éclairé, dans un tel contexte de réduction de l’activité enseignante à l’exécution docile de tâches prescrites ?  Le risque en réalité n’est-il pas bien plus grand que la seule « prolétarisation » des profs ?

Bien entendu il ne faut pas céder d’un pouce sur l’ambition d’une école faite pour l’émancipation des citoyen.nes libres et éclairées. C’est pour cela qu’il faut bien comprendre que les attaques contre le métier des professeur.es des écoles cache en réalité des offensives violentes contre une école démocratique. L’actualité des réformes visant à mettre en place des groupes de niveau au collège en est une parfaite illustration. Prolétariser les profs et casser l’école d’une république égalitaire participe d’un même mouvement. Plusieurs phénomènes sont alors à l’œuvre.
Tout d’abord, une partie du processus de prolétarisation consiste à précariser les professeur.es des écoles. Point d’indice gelé, charge de travail accrue[1], fragilisation des carrières … le métier fait de moins en moins rêver. Au-delà de substantielles économies budgétaires, cela permet aussi de générer une pénurie d’enseignant.es sur le terrain, avec d’un côté moins de candidat.es aux concours et de l’autre une inflation des démissions et d’ouvrir ainsi la voie au recrutement de contractuel.les, dont l’essentiel des embauches se fait dans les quartiers les plus populaires. De plus, la précarisation des professeur.es des écoles les rend davantage enclins a accepter les primes, les pactes et toutes les stratégies de « salaire différencié » dont on doit la paternité à Taylor et son acolyte, Henry Laurence Gantt. Les enseignant.es contractualisent alors la part variable de leur salaire en appliquant des réformes qui ne vont pas toujours dans le sens de la formation d’un citoyen.ne libre et éclairé.e, quand ce n’est pas carrément dans en devenant des agents du tri social.
Le second aspect du processus de prolétarisation des professeur.es des écoles, c’est leur déqualification. Manuels labellisés, méthodes imposées, prescriptions descendantes fermées, formation aux bonnes pratiques, caporalisation du travail … les enseignant.es sont rapidement dépossédées de leur métier. Or le métier, c’est ce qui permet au travailleur.ses de faire du bon travail, de la « belle ouvrage » écrivait Simone Weil. En s’acharnant à vouloir déqualifier les professeur.es des écoles, les logiques managériales dévitalisent le métier. Avec un métier en berne, la résistance aux réformes néolibérales porteuses de tant d’inégalités se fait moins robuste et nous pouvons comprendre que la prolétarisation des enseignant.es, dans ses deux dimensions, va contre l’école Républicaine que défend, par exemple, la FSU.
Mais le rouleau compresseur capitaliste ne s’arrête pas là, puisque la citoyenneté ne s’arrête pas à la porte de l’école. Les prefesseur.es des écoles sont également des citoyen.nes et des citoyens. Iles participent, y compris après 16h30, à la vie de la cité. On doit alors se poser la question des impacts que peuvent avoir leur prolétarisation : quel genre de citoyen.nes sont les travailleuses et les travailleurs qui font, 6 heures par jour, l’expérience quotidienne de la subordination ? C’est déjà la question que se posait Friedmann lorsqu’il se demandait « où va le travail humain » : quel genre de citoyen.ness sont ces ouvrièr.es coincé.es sur une chaine de montage à répéter sans penser des gestes mécaniques ? Une profession qui se prolétarise, à qui on confisque les savoirs et savoirs faire nécessaires à l’exécution de son travail, est une profession qui perd de la « puissance sociale ». C’est d’ailleurs de mon point de vue l’objectif essentiel de la prolétarisation, des ouvriers dans les usines de Pennsylvanie en 1910 où des professeur.es des écoles en 2024 : ne pas laisser les travailleuses et les travailleurs avoir le pouvoir sur le travail. Le risque dépasse donc bien largement la seule prolétarisation des énseignant.es qui les rendrait malades de la perte du sens de leur activité. Il concerne, à bien des égards, les fondements même d’une République démocratique et égalitaire.
La subordination des travailleur.ses, à plus forte raison des enseignant.es, met la démocratie en danger. A contrario, permettre aux professeur.es de développer leur pouvoir d’agir, de redonner du sens à leur activité, c’est œuvrer pour davantage de démocratie. Aussi militer pour une école égalitaire nous oblige à penser les moyens de rompre avec les logiques prolétarisantes. Pour cela, il faut de mon point de vue miser sur le collectif de travail, c’est-à-dire sur le renforcement, ou la création si besoin, d’espaces-temps où des professionnel.les peuvent confronter leurs points de vue sur la qualité du travail et ainsi participer à fabriquer leurs propres normes, là où le taylorisme voudrait n’en imposer qu’une seule. Je pense que c’est non seulement une voie à emprunter pour enrayer le processus de prolétarisation des professeur.es des écoles mais également une démarche à penser pour tous les milieux de travail, toutes les professions, afin de mettre de la démocratie dans le travail, dans la société.

[1] Frédéric Grimaud, « Le travail hors la classe des professeurs des écoles », Syllepse, 2017