La décision d’Emmanuel Macron de rendre obligatoire la présence en classe dès l’âge de 3 ans mécontente les partisans de l’instruction en famille, de droite comme de gauche. Mais cette nébuleuse prônant des méthodes d’éducation nouvelles oublie souvent l’importance d’une école publique et égalitaire.
L’annonce d’un renforcement du contrôle de l’instruction en famille (IEF) et des écoles hors contrat provoque un tollé bien compréhensible chez ses défenseurs. Il faut dire que le cadre d’une loi sur le séparatisme, dont on voit bien que le but consiste surtout à encadrer et surveiller la population musulmane du pays, n’est pas celui dans lequel on s’attendait à une telle mesure concernant l’école. D’emblée, la décision sonne donc faux.
Tribunes et contestations se multiplient pour rappeler la liberté de choix des modalités d’instruction et fustigent cette décision comme «liberticide». Or les arguments mobilisés doivent nous interroger. D’abord parce qu’ils recoupent d’anciens slogans de mouvements militants pour l’école privée, majoritairement situés à droite, voire à l’extrême droite de l’échiquier politique, ceux qui étaient descendus dans les rues par dizaines de milliers lors des grandes manifestations de 1984 pour protester contre le projet de service public de l’éducation unifié et laïque du ministre socialiste Savary, lequel avait dû reculer sous la pression. Ensuite parce qu’ils révèlent les clivages, malentendus et pertes de sens de l’école et de l’esprit public aujourd’hui, sens dont nous avons pourtant bien besoin si l’on veut sauver un tant soit peu ce service public-là aussi.
Car l’IEF et l’école privée hors contrat sont aussi défendus par des groupes très éloignés en apparence de cette tradition de droite, et même par beaucoup qui s’auto-proclament à l’avant-garde de la gauche. Il y a certes ceux qui se déclarent hermétiques à toute politisation de l’école, qui, confondant militance et politique, répètent à l’envi que l’instruction n’est pas une question politique, qu’elle relève des choix familiaux, et qu’on ne fait pas de politique avec les enfants. Mais il y a aussi ceux qui assument, au contraire, une part très politique de leurs engagements pour l’éducation et qui, au nom d’une tradition libertaire, affirment qu’il faut soustraire les enfants d’urgence à l’endoctrinement de l’école publique, école-caserne.
Ces groupes ont comme point commun de partir d’une théorie de l’enfant considéré comme une intelligence pure dont les apprentissages répondraient à des théories cognitives reposant sur la non-contrainte, l’accompagnement hyperindividualisé et la bienveillance extrême. Une intelligence de l’enfant à guider pas à pas, en le protégeant le plus possible d’interactions nuisibles à son développement intellectuel et humain, et surtout en le protégeant des méfaits d’une école publique en lambeaux.
Pour les partisans de l’IEF, cela sonne comme une évidence : soustraire les enfants à l’école, c’est se garder le choix de la conduite de leur instruction, car qui connaît mieux son enfant que ses parents ? Chez les défenseurs de certaines écoles hors contrat, c’est le développement d’un univers protégé des affres du monde adulte, univers où – disons-le – la niaiserie l’emporte parfois un peu sur le sérieux des finalités éducatives. Ils ont leurs gourous, comme Illich pour l’IEF et Montessori, Steiner ou Neill pour le hors-contrat ; leur maison d’édition, Actes Sud, et leur mascotte, le colibri. Parmi les derniers arrivés dans cette joyeuse dérobade aux obligations scolaires, on note Peter Gray, psychologue américain, ou encore Ramïn Farhangi, fondateur de l’«école dynamique» et auteur d’un ouvrage dont le titre est déjà tout un programme : Pourquoi j’ai créé une école où les enfants font ce qu’ils veulent.
Tout cela n’est pas très nouveau et trouve sa source dans ce que l’on appelle l’éducation nouvelle, un mouvement internationaliste pour refonder l’éducation sur des bases nouvelles, adossées aux recherches sur les apprentissages et la pyschologie de l’enfant. Dès le début, dans cette nébuleuse de l’éducation nouvelle, la question du rapport à l’école publique et à la politique fait débat. Sont en jeu l’égalité de tous les enfants, y compris les enfants d’ouvriers et de paysans pauvres, face aux savoirs, et les finalités de transformation sociale de l’école. Un débat encore d’actualité face à la machine à reproduction sociale que reste l’école en France.
Car il faut bien le dire, ni l’IEF ni le hors-contrat ne sont accessibles à toutes les catégories sociales. La condition première d’une école commune est la gratuité, ce qu’avait fort bien compris Lepeletier de Saint-Fargeau qui, dans son «plan d’éducation publique et nationale» en 1793, plaidait pour une école financée par l’impôt pour garantir la gratuité aux enfants les plus pauvres et pour l’obligation scolaire, «pour l’intérêt public», disait-il. On admettra que l’intérêt public n’est pas la priorité première des défenseurs de l’IEF, encore moins sans doute des écoles hors contrat dont certaines, et pas les plus chères, coûtent la moitié d’un smic. Pire encore, on observe depuis quelques années une lame de fond de récupération néolibérale des écoles alternatives, vantant l’autogestion des enfants, leur liberté absolue ou l’individualisation extrême des apprentissages ; de bien beaux projets pour bâtir des enfants petits entrepreneurs d’eux-mêmes, n’ayant jamais été sensibilisés aux enjeux du collectif et du partage désintéressé. Dans la Silicon Valley par exemple, on adore Montessori et, surtout, les écoles Sudbury, modèles de Ramïn Farhangi. On le sait, le néolibéralisme se renforce à mesure qu’il détruit tout ce qui l’entrave, à commencer par les dépenses publiques. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que fleurissent des écoles alternatives sur les cendres d’une école publique moribonde, peinant à résister face au rouleau compresseur du gouvernement. Il est plus triste de voir une partie de la gauche huiler le moteur, même s’il est tout à fait compréhensible et salutaire d’avoir la possibilité de soustraire un enfant qui souffre des griffes actuelles de l’école, personne n’en doute.
En revanche, peut-être pourrait-on éviter de perdre la boussole de cette école commune et émancipatrice qui resterait un espace de socialisation tout autant que d’apprentissage de savoirs raisonnés, conçus comme accessibles pour tous les enfants, et même plus soucieux encore de ceux qui n’ont pas le privilège de pouvoir rester chez eux.
L’annonce d’Emmanuel Macron doit être combattue non parce qu’elle serait une entrave à la liberté d’instruction, mais parce que, ne s’accompagnant d’aucun redéploiement des deniers publics sur l’école, elle n’aura comme seul effet que de renforcer la privatisation scolaire déjà bien entamée.